Quand il s’avance face à son auditoire du 67e Congrès international d’astronautique, dans l’après-midi du 27 septembre 2016, à Guadalajara (Mexique), Elon Musk affiche un calme serein. Avec son look décontracté (jeans, veste et chemise sans cravate) et son attitude sans exubérance, son allocution émaillée de quelques hésitations et d’autodérision le feraient presque passer pour modeste. Pourtant, ce qu’il annonce, tableaux de chiffres parfois ennuyeux à l’appui, n’est rien de moins que le projet spatial le plus ambitieux jamais envisagé.
Une espèce multiplanétaire
En guise de justification, Elon Musk pose son cadre de pensée : soit l’humanité reste sur la Terre et disparaît ; soit elle décide de devenir une espèce multiplanétaire et d’assurer sa survie à long terme. Dès lors, le salut passe par l’émigration vers d’autres planètes. Une fois le public acquis à la solution apparemment la plus réjouissante, le patron de Space X déroule son raisonnement. Premier postulat : en matière de « multiplanétarisme », il n’y a que Mars. Vénus et Mercure son des enfers, et la Lune a moins de ressources que Mars. Donc, c’est la planète rouge qu’il faut viser d’abord. Pour aller l’explorer ? Non, cela, c’est déjà bien avancé, selon lui. Si on va sur Mars, c’est pour y créer une ville. Et à terme, une colonie autosuffisante.
Dit comme cela, un tel projet semble plutôt coûteux. D’ailleurs, après une courte analyse économique de son cru, Elon Musk arrive à la conclusion qu’aller sur Mars avec des vaisseaux à usage unique, de type Apollo, est trop cher. Déduction évidente : il faut abaisser le prix des places à bord des vaisseaux. Pour cela, il n’existe qu’une recette, dont l’aviation civile donne l’exemple : construire des vaisseaux entièrement réutilisables, qui refont le plein de carburant une fois sur orbite, mais aussi sur Mars, à partir d’éléments disponibles sur la planète rouge.
Grâce à cette approche, le prix du billet est estimé : 200 000 $ par personne. Cela semble élevé ? C’est juste le prix d’une maison de classe moyenne aux États-Unis. Alors qu’envoyer 12 hommes sur la Lune en 1969 a coûté des dizaines de milliards par tête. CQFD. Il ne reste plus aux candidats qu’à faire leur choix : soit la maison, soit l’aventure sur Mars.
Un vaisseau spatial de 100 places
Elon Musk envisage donc de construire toute une flotte de vaisseaux de 550 tonnes (dont 300 entièrement réutilisables), de 49,5 m de long pour 17 m de large, capables d’emporter 100 personnes à chaque voyage. Au décollage, depuis le pas de tir 39A du Kennedy Space Center, en Floride (d’où est partie la mission historique Apollo 11, précise-t-il), c’est un engin de 122 m de haut, 3,5 fois plus puissant que la fusée Saturne 5. Vidéo à l’appui, le scénario d’un vol vers Mars se déroule. Elon Musk enfonce le clou en soulignant que tout ceci n’est pas une vue d’artiste, mais le fruit du travail d’ingénieurs, que le vaisseau aura vraiment cette apparence lorsqu’il sera construit.
Science-fiction, se disent les sceptiques ? Au terme de son exposé un peu longuet, Elon Musk abat sa dernière carte : ses équipes ont déjà construit un prototype du réservoir gigantesque de son vaisseau. Des photos montrent l’énorme bulle de l’extérieur et de l’intérieur. Et une vidéo révèle la première mise à feu réussie de son nouveau moteur, le Raptor. En d’autres termes : l’avenir a déjà pris corps.
Un calendrier éclair
Le rêve martien d’Elon Musk va-t-il être repoussé à 25 ou 30 ans, comme tous les précédents depuis la fin du programme Apollo ? Là encore, le PDG de Space X se démarque de tout ce qui a déjà été annoncé. Après avoir malicieusement rappelé que sa société n’était rien en 2002, alors qu’aujourd’hui elle approvisionne l’ISS en fret, il affiche la chronologie de son projet : un premier essai orbital est prévu en 2020. Et un premier lancement, avec équipage, vers Mars en 2024.
Quant à la colonisation de la planète rouge, elle devrait être réalisée d’ici la fin du siècle avec une population martienne d’un million d’habitants.
Mars transformée par un million de colons
Tout au long de ce discours, sur un écran placé derrière Musk, une énorme planète Mars n’a cessé de tourner. Froide et aride au début, elle s’est métamorphosée en planète accueillante, juste après la vidéo montrant un voyage type de l’ITS. Sans que le terme ne soit jamais explicitement prononcé, cette évolution suggère une entreprise de terraforming — une action visant à rendre Mars habitable, avec une atmosphère dense et respirable permettant l’existence de fleuves et de mers... Puis, d’arbres, de fleurs et de petits oiseaux. Mais aucune phrase sur les moyens d’une telle transformation.
La présentation se termine avec des illustrations montrant l’ITS devant les nuages de Jupiter ou posé à la surface glacée d’Encelade. La boucle est bouclée : l’humanité doit devenir une espèce multiplanétaire.
Évidemment, une question s’impose : avec un projet aussi fou, Elon Musk affiche-t-il sa capacité à le réaliser, ou bien lance-t-il une idée utopique ?
La première hypothèse se heurte à de sérieux obstacles : les ressources humaines nécessaires, le temps disponible et les ressources financières. Les projets précédents d’Elon Musk subissent déjà des retards ou des revers, que ce soit le Falcon 9, dont l’explosion inexpliquée sur le pas de tir le 1er septembre 2016 cloue au sol tous les exemplaires, ou le Falcon Heavy, dont le premier essai en vol, initialement prévu pour 2015, ne cesse de glisser pour, peut-être avoir lieu au printemps 2017.
En multipliant la taille d’un lanceur, les difficultés semblent, elles aussi, devoir être multipliées. Ce qui ne joue en faveur ni du calendrier, ni des économies escomptées.
Réalisme ou mégalomanie ?
La deuxième hypothèse pose plus de questions. D’abord, Elon Musk croit-il à ce qu’il annonce ? Si c’est le cas, même si le rêve semble sain à la naissance de toute réalisation ambitieuse, on pourrait soupçonner chez lui un zeste de mégalomanie naissante… Comment, en effet, réussir en moins d’une décennie un projet qui nécessiterait des dizaines de milliards de dollars et la mobilisation de milliers de personnes ? Seul Kennedy, dans un contexte très particulier de la guerre froide, avait réussi un tel pari avec le programme Apollo, considéré comme un véritable effort de guerre national.
Et si Elon Musk n’y croit pas vraiment, s’agit-il simplement d’occuper la place, de manière médiatique, pour amorcer un élan derrière sa société qui poursuivrait ainsi son rôle d’aiguillon du secteur spatial avec la bénédiction de la Nasa (qui prête déjà de nombreux moyens à Space X) ? À une époque où la concurrence privée pointe à l’horizon, notamment avec les lanceurs New Glenn annoncés par la société Blue Origins de Jeff Bezos, c’est une éventualité.
Dans tous les cas, la réponse ne devrait pas tarder : après tout, 2024, ce n’est pas si loin.
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