4 octobre 1957, une fusée s’élance dans la nuit
Il est 19 h 28 TU, ce 4 octobre 1957, quand le missile R-7 décolle de la base de Baïkonour, au Kazakhstan, avec dans sa coiffe une boule métallique de 83 kg appelée Spoutnik 1. En moins de six minutes, l’ensemble de 272 tonnes s’élève, puis accélère pour finalement atteindre la vitesse de 28000 km/h nécessaire à la satellisation. Une fois dans l’espace le Spoutnik 1 émet un « bip-bip » que l’URSS reçoit après sa première orbite, au bout de 90 minutes.
La nouvelle, relayée dans le monde entier dans les jours qui suivent, fait l’effet d’une bombe. Cela d’autant plus qu’en pleine guerre froide, l’Occident se trouve soudain sous la menace des missiles soviétiques qui peuvent frapper en tout point du globe.
Durée de vie limitée
Spoutnik 1 a été placé sur une orbite comprise entre 228 et 947 km d’altitude, qu’il boucle en 96 minutes. En se frottant régulièrement aux hautes couches de l’atmosphère, l’engin sphérique de 58 cm de diamètre perd de l’altitude à chaque révolution. Si bien qu’il finit par se désintégrer dans l’atmosphère le 4 janvier 1958 après 1400 orbites.
Cet exploit technique, auquel le magazine Ciel & Espace a consacré un numéro hors-série en 2007, marque le début d’une compétition spatiale entre les deux superpuissances que sont l’Union soviétique et les États-Unis.
Le début de la course à l’espace
L’explosion de la fusée Vanguard 1 sur son pas de tir le 6 décembre 1957 exacerbe le sentiment d’infériorité des Américains qui, dès lors, vont produire un gros effort pour se hisser au niveau des Russes. Mais cela prendra des années puisqu’en 1961, ce sera encore l’URSS qui enverra le premier humain dans l’espace. Il faudra attendre 1969 pour voir les États-Unis devancer enfin son rival en réussissant à envoyer des hommes sur la Lune.
Pour les 60 ans de Spoutnik, nous republions ci-dessous l’interview du dernier témoin vivant de l’équipe ayant mis au point le premier satellite soviétique : l’académicien Boris Chertok, alors âgé de 95 ans et aujourd’hui décédé.
Spoutnik, le jouet de Korolev
Adjoint du constructeur principal Sergueï Korolev, Boris Chertok a participé à l’équipe qui mis au point Spoutnik. Il était alors responsable du système de guidage des fusées. En 2007, il nous racontait l’histoire du premier satellite soviétique et des tout débuts de la course à l’espace.
Ciel & Espace : Vous écrivez dans vos mémoires (Rocket and People, Coll. The Nasa History Series) que la compétition entre les États-Unis et l’Union soviétique démarre avec la course aux fusées, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourquoi ?
Boris Chertok : Les fusées n’étaient pas faites pour placer un satellite en orbite ! À l’époque, tout était militaire. La preuve, les fusées V1 et V2 développées par l’Allemagne nazie n’avaient pas d’autre but que de bombarder les Alliés. Et elles étaient redoutablement efficaces.
Aussi, quand le régime d’Hitler est tombé et que nos troupes ont pris Berlin, nous avons reçu l’ordre de rassembler tous les spécialistes allemands des fusées qui n’étaient pas partis aux États-Unis, de réunir tous les rapports et documents techniques que nous trouverions et bien évidemment, de rechercher tous les morceaux de missiles qui pourraient nous servir à comprendre la technique mise au point par les ingénieurs de Peenemünde.
Le 2 mai 1945, plus de 400 techniciens et scientifiques de cette base s’étaient rendus aux Américains dans la suite de Wernher von Braun. Et avec eux plus d’une centaine de V2 ! Il ne nous restait pas grand-chose…
Comment avez-vous fait, alors ?
Boris Chertok : Je suis parti en Allemagne avec d’autres spécialistes pour visiter la base de Peenemünde en juin 1945 et les sites de production des fusées allemandes. Et là, nous avons été très impressionnés. Les moyens qui avaient été mis en œuvre étaient considérables.
Les Allemands avaient dépassé tous les pays, Robert Goddard aux États-Unis, et nous en Union soviétique compris. Ils avaient développé une véritable industrie pour produire ces fusées. Au plus fort de leur activité, entre septembre et décembre 1944, ils ont lancé plus de 1500 fusées V2. C’est considérable.
Et à quel prix ! Nous avons longuement visité Nordhausen, la cité des missiles et de la mort. Là, dans l’usine de fabrication Mittelwerk, au centre du pays, les prisonniers du camp de concentration de Dora ont creusé d’immenses galeries dans la montagne — quatre tunnels de plus de 3 km de long — pour fabriquer à la chaîne ces engins de la mort.
Plus de 125 000 personnes y ont travaillé sous la contrainte. Une galerie entière était dédiée aux V2. Mais il ne restait plus grand-chose. Aussi, nous avons décidé de rester en Allemagne et de réunir tous les moyens qui nous permettraient de reconstruire sur place une fusée V2.
Par chance, nous en avons trouvé des morceaux dans les champs en Pologne. Puis des ingénieurs allemands nous ont rejoints, et nous nous sommes installés pendant dix-huit mois à Bleicherode, dans la villa Franka, à l’endroit même où von Braun se réfugia après l’évacuation de Peenemünde.
Là, nous avons créé l’institut RABE, une “opération commando” dont j’ai pris la direction, avec l’appui des généraux de l’armée rouge, pour restaurer sur place et faire fonctionner un missile V2. En octobre 1945, Korolev et Glouchko (pour la partie moteur) nous ont rejoints.
La fusée qui lancera Spoutnik est donc d’inspiration allemande…
Boris Chertok : Dans le principe, oui. Après la guerre, on avait reçu l’ordre du gouvernement de fabriquer une copie exacte des V2. Mais elle devait être réalisée à 100 % avec des matériaux soviétiques. Chez les militaires, tout le monde n’était pas convaincu de la pertinence de développer “à la chaîne” cette nouvelle arme.
L’armée rouge, qui avait gagné la guerre, trouvait que ça coûtait cher et que l’exemple du bombardement de Londres — par mille fusées allemandes — démontrait que les Anglais n’avaient pas été mis à genoux. C’est l’explosion des bombes atomiques sur le Japon et le déploiement des troupes américaines en Europe qui, chez nous, a été à l’origine de l’industrie des fusées.
Dès le début de la guerre froide, nous savions qu’à partir des bases ennemies, à l’aide d’avions, les Américains pouvaient nous éliminer. Et au sein de notre gouvernement, l’idée de créer des fusées porteuses, capables de bombarder nos ennemis sur leur territoire à 8 000 km de là, fut discutée assez tôt.
Et de là, est venue l’idée du satellite.
Que représentait Spoutnik pour ses constructeurs ?
Boris Chertok : Rien du tout ! La tâche essentielle, pour nous, c’était de faire une fusée : le missile intercontinental R7. Du point de vue scientifique et technique, le satellite artificiel n’était pas une priorité dans notre travail.
Nous étions bien plus occupés à régler les problèmes que posait un lanceur lourd. Et ce n’était pas facile. Aussi, quand en 1957, Korolev s’est rendu compte que l’appareillage scientifique du satellite ne serait pas prêt, il a demandé à Khrouchtchev […] de lancer un “satellite simplifié” en abandonnant toute science prétentieuse, simplement pour être les premiers.
C’était le Spoutnik. Khrouchtchev a accepté et nous nous sommes retrouvés autour de Korolev. Immédiatement, on s’est disputé pour répondre à la question : « Qu’est-ce qui est le plus simple ? »
Le plus simple ? Quelque chose de rond, a tranché Korolev
Korolev a tranché : « Quelque chose de rond. » Alors on a fabriqué une belle boule avec une batterie, deux hémisphères et des antennes. C’était difficile à faire, mais ça n’exigeait pas beaucoup de monde et ça pouvait être prêt très vite.
D’autant qu’on travaillait 7 jours sur 7 sur le système de guidage de la fusée, sur son système électronique de contrôle, sur la radiotélémétrie qui nous permettrait de savoir tout ce qui se passerait sur la fusée pendant le vol, en temps réel.
En fait, on se moquait de Spoutnik qu’on appelait “le jouet”. Korolev était le seul pour qui ça avait de l’importance. Il y pensait beaucoup plus qu’à son personnel.
Quand la fusée R7 réussit son vol, combien de fois avait-elle été lancée ?
Boris Chertok : La fusée avait été tirée quatre fois. La première,
le 15 mai 1957. Après cent secondes de vol, un incendie s’est déclenché et elle a dû être détruite. Le 11 juin, au cours du deuxième essai, elle n’a pas voulu partir. Elle s’accrochait au sol…
Nous l’avons ramené à l’usine pour comprendre ce qui se passait. Nous avons procédé au troisième essai en juillet. Elle est bien partie, mais le système de guidage n’étant pas bien réglé, elle est retombée. Moralement, c’était terrible pour nous. Mais il n’y a pas eu de répression, pas de fusillade [rires].
500 personnes se concentraient sur le seul système de guidage
Nous sommes repartis travailler, sans repos, jour et nuit. Des milliers de personnes étaient concernées par la mise au point du lanceur. Dans mon groupe, 500 personnes se concentraient sur le seul système de guidage !
Et c’est en août 1957, au cours du quatrième essai, que nous avons réussi. Nous étions fous de joie. Les modèles de fusées précédents avaient encore des “traces allemandes”. Celle-là était totalement soviétique, construite par des Soviétiques uniquement, et dix fois plus puissante que tout ce qui avait existé auparavant.
Pour son premier vol, la R7 a parcouru 7 000 km, jusqu’au Kamtchatka. Mais notre joie a été de courte durée. On a mis beaucoup de temps à retrouver la maquette simulant la bombe qu’elle transportait — on avait alors peu d’informations sur les conditions d’une rentrée atmosphérique — et lorsque ça a été fait, on a découvert que la tête n’avait pas résisté…
Malgré cela, l’agence Tass annonça le succès du vol, sans parler de l’état de la bombe factice, ce qui ne provoqua aucune réaction. Les Américains n’avaient aucun moyen
de savoir ce qu’il en était vraiment.
Vous aviez atteint votre but : faire voler un missile intercontinental capable d’atteindre les États-Unis…
Boris Chertok : Oui, mais nous avions un problème majeur.
On aurait dû arrêter les essais pour travailler sur
la résistance des têtes nucléaires. Comment faire pour qu’elles supportent les conditions d’une rentrée atmosphérique ? Ça exigeait au moins six mois de travail, peut-être plus.
Mais comme il restait des fusées d’essai disponibles, Korolev a demandé à Khrouchtchev son accord pour lancer le Spoutnik. Nous, on se moquait du satellite, tout ce qu’on voulait, c’était continuer à travailler sur la mise au point de la fusée.
Quinze jours avant le lancement, Korolev a même fait un petit discours à la salle des syndicats, à l’occasion des 100 ans de Tsiolkovski. Il y annonçait que nous lancerions bientôt un satellite. Mais comme il n’était pas connu, les journaux n’en ont pas parlé !
Où étiez-vous le 4 octobre 1957 ?
Boris Chertok : À l’hôpital. J’étais malade. Mais je savais que la fusée était prête et quand on m’a prévenu qu’elle était partie, je me suis enfui pour suivre dans le bureau de Korolev, au centre de contrôle des lancements de Moscou, les informations de vol.
Quand j’ai entendu « bip-bip », j’étais content, comme tout le monde, mais ce n’était pas la folie. On était simplement heureux que “le jouet” soit parti et mis dans l’espace.
Vous n’aviez pas l’impression d’entrer dans l’histoire ?
Boris Chertok : Non, pas du tout. Korolev devait être le seul à comprendre. Deux ou trois jours après, le monde a commencé à s’affoler. Et nous, on ne saisissait pas bien ce qui se passait : pourquoi applaudissait-on une petite boule plutôt que notre belle fusée ?
Quand mes camarades sont rentrés de Baïkonour, ils sont venus me kidnapper à l’hôpital. La tête me tournait. Nous sommes allés boire, faire la fête et nous pensions partir nous reposer quand Khrouchtchev a appelé.
Khrouchtchev voulait un second Spoutnik. Il a insisté...
Il voulait un second Spoutnik, pour les fêtes de la Révolution d’octobre. Korolev ne voulait pas. Mais il a insisté.
La victoire serait pâlichonne si elle n’était pas confirmée. Quelqu’un — on ne sait plus qui — a décidé de lancer un animal, Laïka. Nous avons repris le travail…
De 1945 à sa mort vous avez travaillé avec Korolev, vous avez été son adjoint chargé des systèmes de guidage. Humainement, comment était-il ?
Boris Chertok : Il était très dur ! C’était quelqu’un qui changeait d’humeur toutes les dix secondes, ce qui n’est pas très facile à vivre. Il connaissait aussi très bien les hommes. Il savait juger de leur valeur. Moi, j’ai eu de belles relations avec lui, sinon, je n’aurais jamais été son adjoint…
Propos recueillis par Alain Cirou
Extrait du hors-série Spoutnik de Ciel & Espace, 2007.
À découvrir également dans ce même numéro :
- Les pionniers de la conquête spatiale
- La véritable histoire de Spoutnik
- Korolev, l’homme qui porta l’URSS dans l’espace